Marie Kostrz

08/09/2012

(De Beyrouth, Liban) Avant que son nom ne soit associé à un massacre, Daraya était déjà célèbre pour son journal libre, l’un des trois seuls distribués dans tout le pays.

« Tout le monde n’a pas Internet en Syrie »


Inab Baladi (Inab Baladi)

Depuis le début de la révolution, beaucoup de nouveaux médias sont apparus en ligne. Moins en version papier :

  • Oxygen, à Zabadani ;
  • Le Droit, à Midan ;
  • Inab Baladi (Raisins de mon pays), à Daraya.

Selon les fondateurs de ce dernier, une telle initiative était nécessaire. L’un d’eux, Walid – tous les prénoms ont été modifiés –, explique :

« Tout le monde n’a pas Internet en Syrie et c’est aussi un plaisir de tenir un exemplaire entre ses mains. »

L’obligation d’informer s’est pour eux transformer en une belle (et très risquée) aventure.

Le petit groupe ne s’est jamais réuni

Les versions PDF défilent sur l’écran d’ordinateur de Walid, sous son regard brillant de satisfaction. Distribué à Daraya et ses environs, Inab Baladi est un petit succès : 1 000 exemplaires sont diffusés chaque semaine (le premier numéro, sortie en janvier, a été imprimé à 100 exemplaires).

A ses côtés, Wael explique que le canard est avant tout l’histoire d’une bande de jeunes motivés par l’idée que la révolution syrienne n’est « pas menée seulement contre un dictateur, mais contre l’idéologie du régime en place » :

« Les journaux officiels sont bourrés de mensonges. On voulait pouvoir partager nos idées et les informations qui nous parvenaient librement. »

Des mots croisés « révolutionnaires »

La machine s’est mise en route rapidement. Jamais le petit groupe, dont les membres se sont connus grâce à la révolution, ne s’est réuni physiquement. Ce qui ne l’a pas empêché de discuter et définir les rubriques du journal via Internet, en fonction des intérêts des habitants :

« Dans le premier numéro, on avait une page sur la situation des forces de sécurité du régime, d’autres sur l’actualité syrienne, l’économie du pays et la littérature. »

Les événements organisés par les activistes à Daraya sont aussi listés. Tout y parle du mouvement de protestation, même les mots croisés, « au vocabulaire révolutionnaire ».

Les « citizen journalists » récompensés

Petit à petit, les apprentis journalistes – aucun n’a reçu de formation dans ce domaine – se sont rodés. En fonction du diplôme ou de la qualification, chacun a sa rubrique ou une tâche qui lui est attribuée.

Raisins de mon pays est l’illustration de l’avènement du journalisme citoyen, qui s’est développé avec le conflit syrien. Cette année, le Netizen prize de Reporters sans frontières a en effet été attribué aux « citizen journalists » syriens.

Il témoigne d’un engagement d’une partie de la population, qui continue de travailler la journée et participe à la création de l’actualité sur son temps libre, en se formant sur le tas.

Laisser un journal sur le banc d’un jardin

La réalisation du journal est artisanale. Produit grâce à l’investissement de ses membres et aux dons des habitants de Daraya, Raisins de mon pays est imprimé sur différentes photocopieuses puis assemblé à la main.

La distribution n’est pas moins épique. Fadia, qui y participe, explique ses petits trucs :

« On les laisse sous les portes, on les distribue aux manifestations, pendant que des activistes surveillent les environs. On dépose aussi des exemplaires sur les bancs des jardins publics, dans les cabines d’essayage des magasins de vêtements… »

« On ne pense pas au danger, on fonce »

La peur est omniprésente « mais on ne pense pas au danger, on fonce », assure la jeune femme. Dalya, l’une de ses camarades, très dynamique, ne manque pas de détermination, et de courage :

« Mon voisin soutient le régime à fond. Chaque semaine, je lui glisse un exemplaire de notre journal sous l’essuie-glace de sa voiture en espérant qu’il change d’avis ! »

Malgré les sourires et une apparence décontractée pour certains, les membres du journal ont cependant conscience qu’ils risquent leurs vies en l’éditant. Un habitant a été battu et mis en prison après que les forces de sécurité ont trouvé un exemplaire à son domicile, raconte Dalya :

« Le régime ne combat pas seulement l’armée libre, il combat aussi tout ce qui peut faire évoluer l’état d’esprit des Syriens et il est évident que notre journal y contribue. »

Rapprocher l’armée libre et les pacifistes

L’équipe a dû faire face aux changements de nature de la révolte syrienne. Dalya explique qu’un débat a eu lieu au sein de l’équipe :

« Nous sommes pacifistes donc au départ nous ne couvrions pas ce qui concernait l’armée libre. Maintenant, nous le faisons, tout en continuant d’évoquer les événements pacifiques de Daraya. Nous pensons que notre journal peut justement contribuer à rapprocher les deux courants. »

Très fort à Daraya, le mouvement pacifiste a réussi à perdurer depuis le début de la révolution, en grande partie grâce à l’influence du cheikh Jawdat Saïd, défenseur de la théorie de la non-violence. L’état d’esprit du journal est résumé par Youssef, qui participe également à l’écriture des articles :

« Nous avons besoin des deux pour faire tomber le régime et établir une nouvelle société civile. »

« Continuer après la chute du régime »

Le journal doit cependant encore gagner en professionnalisme :

« Jusqu’à présent nous n’avons pas couvert les bavures de l’armée libre, mais après un débat en interne nous avons compris qu’il était important de le faire pour gagner en crédibilité. »

L’initiative a en tous cas reçu un accueil mitigé. Si certains habitants sont chaque semaine très enthousiastes à l’idée de recevoir un nouveau numéro de Raisins de mon pays, d’autres pensent qu’un journal n’est pas la priorité et que l’argent qui y est investi devrait être utilisé autrement par l’opposition.

L’équipe ne compte pas s’arrêter en chemin pour autant. Walid a déjà prévu d’obtenir une licence pour le journal après la chute de régime. A cause du massacre, le dernier numéro n’a pas pu être distribué, mais tous souaitent continuer l’aventure à l’avenir.

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